RETRO-VERSO: Toulal ou le conte de deux citadelles

Sur la route provinciale P710, et au long des deux rives du Haut-Guir, se dresse le village de Toulal, réparti en huit ksours. Ce modeste village du Sud-Est se distingue à peine de ses semblables répartis au long de la route menant vers Boudenib et jusqu’à la frontière algérienne, distante d’environ 140 kilomètres par voiture.

À quelque 330 km par vol d’oiseau au Nord-Ouest de ce patelin, se dresse, dans la banlieue de Meknès, la ville mieux connue de Toulal. Le recensement de 2024 fait état de 26.968 habitants. Malgré l’affluence d’habitants de toutes parts vers cette ville lors des dernières décennies, Toulal-Meknès conserve encore une minorité de souche amazighophone… et descendante des habitants de Toulal-Guir. Loin d’être un hasard, la ressemblance des noms reflète une histoire lointaine, mais aussi douloureuse : celle d’une expulsion.

Au milieu du 19ème siècle siégeait dans les environs immédiats de Toulal-Guir le caïd Brahim Ussumur, maître incontesté des contrées environnantes. Amghar (chef) de la tribu des Aït Izdeg, il régentait une région s’étendant sur des parties du Haut-Atlas oriental, et de la Haute-Moulouya au Haut-Ziz. Il contrôlait également le col de Tizi-N-Tlghemt, passage obligé vers le Tafilalt, îlot d’autorité makhzénienne au milieu d’un océan de tribus plus ou moins dociles, au départ de la capitale impériale Fès. Dans ce contexte, il n’est pas exagéré d’affirmer que le caïd Brahim régnait en maître absolu, voire en véritable vice-roi, sur les contrées susmentionnées. D’autant plus que le Sultan de l’époque, Moulay Abderrahmane ben Hicham, lui a confié les provinces sahariennes en 1271 de l’Hégire (1854- 55).

Comme tout roitelet local dans le Maroc prémoderne, le caïd Brahim a eu des penchants despotiques envers la population locale. En plus des `achour, il exigeait des «dons» que la population de Toulal-Guir ne pouvait simplement supporter. S’en est suivi une révolte armée de la population, que le caïd Brahim a tenté de réprimer, mais en vain. Dans un stratagème rappelant – pour les cinéphiles – la première scène du film Braveheart, il convoqua les chefs de clans sous prétexte de discuter de paix. Une fois tombés dans le piège, ils se sont vus privés d’armes pour se défendre, malmenés, puis, au final, chassés ainsi que leurs familles de Toulal-Guir sans avoir le temps de préparer ni monture ni nourriture. Il vida les citadelles composant le village quasi-intégralement de leur population, n’épargnant qu’une poignée de familles.

Le périple de ces exilés était douloureux. Dans le Maroc prémoderne, l’exil valait tout à fait une condamnation à mort. Et étant donné le climat et le paysage inhospitaliers des déserts rocheux et des montagnes s’étendant du Haut-Guir à Fès, ainsi que la difficulté extrême de garder tout une population, avec femme et enfants, vivants lors du parcours, les chefs de clan auraient bien préféré une exécution sommaire.

La distance reliant Toulal à Fès via le réseau routier actuel est, tout au plus, de 355 km, parcourable en pas plus de six heures. Cependant, selon les estimations d’Ismaïl Boujnane, auteur de «Toulal : Terre Des Braves» (2024), le chemin parcouru à pied par ces pauvres exilés allait de 400 à 500 kilomètres, et a pris des années.

Arrivés à Fès en 1856 après un long périple, ils demandèrent audience auprès du Sultan Moulay Abderrahmane, qu’ils n’ont jamais obtenue. S’étant installés à Fès, nombre d’entre eux se sont livrés à des actions «insupportables» qui ont attiré tant les foudres de la population locale que celles du

Sultan Mohammed ben Abderrahmane (Mohammed IV), qui les a relocalisés à Meknès en 1865, d’abord à Bab Kbich puis à Agdal, avant de les éloigner de la ville, vers l’emplacement actuel de Toulal-Meknès. Ils ont dû attendre le règne du successeur de Mohammed IV, Hassan Ier, pour qu’ils quittent leurs tentes et leurs logements improvisés en paille en faveur d’un tout nouveau ksar bâti aux frais du Makhzen en 1882, en récompense à leurs efforts martiaux au service du Sultan dans le Guich.

Ainsi s’achève, après plus de trente ans, une histoire douloureuse que la population n’a pu complètement dépasser. Jusqu’aux années cinquante, les Toulalis de Meknès n’admettaient point d’étrangers – surtout Arabes – en leur sein, en souvenir de leur ostracisme à Fès. Le nom de Brahim fut également frappé de tabou : personne parmi la population de souche ne le porte.

Yahya BOUHAMIDI

Suite à l’expulsion des Toulalis de leur patrie du Haut-Guir, leurs chefs se décidèrent de prendre la route vers Fès, afin d’exprimer leurs doléances au Sultan. Ainsi débuta un long périple.

À vol d’oiseau, la distance Toulal-Guir – Fès fait environ 250 km. Mais la route à pied fait jusqu’au double de cette distance. Pour atteindre Fès, les Toulalis étaient contraints de traverser des déserts rocheux s’étendant à perte de vue, en plus du périlleux col montagneux de Tizi-N-Tlghemt. Aux difficultés énormes associées à la traversée de toute cette distance à l’improviste, s’ajoute la difficulté de faire ce chemin avec femmes et enfants et un stock très limité de nourriture. En somme, un véritable drame migratoire.

Il va sans dire que les exilés ne sont pas arrivés dans leur intégralité à destination. En plus des morts sur la route, certaines familles, exténuées par ce périple, ont fait le choix de s’installer dans les villages et ksours qui les ont accueillis en route. Ainsi, selon Boujnane, des familles de Toulalis se sont installés aux ksours de Aït Saïd Ou Amrou, Lahri, Amouqar, Touzakine, Boulmane, en plus de la ville de Sefrou.

Lors de leurs voyages, il arrivait que les exilés s’installent pendant des mois lors d’une station, surtout pendant l’hiver, où la traversée des passages montagneux était tout simplement impossible. Certaines familles choisissent de s’installer définitivement dans quelques-unes de ces stations, alors que d’autres poursuivent le chemin. Dans son ouvrage, Boujnane a restitué leur itinéraire vers Fès comme suit : Toulal – Gourrama – Tagzirt – Tit N’Ali – QserInmel – Qsabi – Injil – Boulmane – Sefrou – Fès.

Arrivés en 1856, ils demandèrent audience auprès du Sultan de l’époque Moulay Abderrahmane ben Hicham. Après une longue attente, ils furent reçus et le Sultan les installa dans la banlieue de Fès, mais pas avant d’avoir attiré la foudre des Fassis, mécontents des activités très probablement criminelles à laquelle une partie des Toulalis se serait livrée, perturbant leur quotidien. Puis son successeur, Mohammed IV, décida de les relocaliser à Meknès en 1865. L’objectif était double : se débarrasser des éléments perturbateurs, et engager les Toulalis comme soldats du Guich pour faire rempart aux Kerouanes et Zemmours dissidents.

Depuis lors, les Toulalis ont fait preuve de courage et de bravoure dans l’exercice de leurs nouvelles fonctions. Ces caractères exceptionnels n’ont pas échappé à Hassan Ier (1873-1894) qui les récompensa en ordonnant la construction d’un kser qu’ils adoptèrent comme nouvelle patrie, et qu’ils baptisèrent du nom de l’ancienne. Ainsi, Il garantit leur loyauté et une protection de la capitale ismaélienne contre les razzias de tribus environnantes.

Rien n’est notoirement connu de la vie du caïd avant sa montée au pouvoir. Celle-ci parait-il est survenue dans un contexte de luttes entre la confédération des Aït Atta, farouchement opposés à l’autorité makhzénienne, et celle des Aït Yafelman (dont font partie les Aït Izdeg), pro-Makhzen.

Al-Nâçiri, dans son célèbre ouvrage «Al-Istiqsâ», nous relatait : «[Alors que] les Aït Atta nuisait aux Chérifs dans ces contrées et leur étaient de mauvais voisins, ce Brahim s’est dressé au milieu des Aït Yafelman, les traitait avec beaucoup d'égards et de bienveillance, ordonnait à son peuple de faire le bien et de s'abstenir du mal, rappelait au Sultan ce qui était bon et exhortait son peuple à lui obéir, jusqu'à ce que cela devienne célèbre dans tout le pays et qu'il soit couvert d'éloges».

L’évènement qui a favorisé sa nomination à la tête de tous le pays Aït Yafelman était lorsqu’«un conflit surgit entre [les Chérifs] et Aït Atta». Brahim, ralliant sa confédération en faveur des Chérifs contre les Aït Atta, a infligé à ces derniers une défaite sans précédent. Ainsi, le Sultan Moulay Abderrahmane ben Hicham le nomma à la tête des provinces sahariennes en 1271 de l’Hégire (1854-55).

Cependant, le caïd, imbu de sa nouvelle autorité, ne tarda pas à refuser graduellement les ordres du Sultan jusqu’à ce qu’il se soit soulevé contre le pouvoir makhzénien lors de la même année de sa nomination. Le Sultan a envoyé une force pour réprimer la révolte et s’offrir sa tête, chose qui fut accomplie. Quand sa tête fut livrée au Sultan, alors à Marrakech, il ordonna les célébrations et «combla les habitants de Marrakech dans leurs différentes couches sociales de ses bienfaits et les inonda de sa générosité».

Administrativement, le village de Toulal, situé sur la rive du Haut-Guir, et accessible via la route provinciale P710, dépend de la commune de Gourrama (province de Midelt). Selon les résultats du RGPH 2024, cette commune compte 15.953 habitants.

Le village de Toulal se décline en huit ksours : Aït Fergane, Aït Moumou, Aït Yahya Ou Khlifa, Mechtaq, Aït Oussal, Tamzilt, Essehb, et Ihendar. Ethniquement diverse, la population toulalie actuelle compte essentiellement des Amazighs (Aït Izdeg et Aït Seghrouchen), puis des Chorfas (alaouites et mrabtis), en plus d’éléments noirs amazighophones.

L’économie locale repose essentiellement sur les cultures vivrières. Les figuiers, les oliviers, les céréales (blé et orge) et le maïs représentent les principales cultures. S’ajoute à cela l’apiculture.

À quelques centaines de mètres de l’entrée nord du village, on y retrouve la citadelle juive, qui accueillait il y a longtemps les Israélites locaux. Appelée «El Hazzân» par la population locale, la citadelle abrite le mausolée du rabbin Itzhak Abuhatzeirah, de l’illustre famille filalie rabbinique des Abuhatzeirah, et continue d’être un lieu important de pèlerinage.

Professeur d’Etudes Islamiques à la Faculté Polydisciplinaire d’Errachidia – Université Moulay Ismaïl, Abdelkbir Hamidi a répondu à nos questions.
 

• Outre la tyrannie du chef Ibrahim et ses impôts, son projet de rébellion contre le Makhzen Rahmani a-t-il joué un rôle dans le rejet dont il faisait l'objet de la part des habitants de Toulal ?

La tradition orale transmise par les habitants de Toulal raconte qu'au XIXe siècle, l'autorité de l'État s'est affaiblie dans les régions du sud-est du Maroc car elle était occupée à contrer les complots européens visant l'unité territoriale du Maroc, en particulier après l'occupation française de l'Algérie en 1830. Cela a ouvert la voie à des conflits tribaux autour de l'eau, des pâturages, des oasis et du pouvoir. C’est ce qu’on connait sous le nom de « Blad Essiba », une situation de chaos régie par la loi du plus fort. C'est dans ce contexte qu'intervient la campagne du chef tribal Ibrahim Ussumur (de la tribu Aït Izdeg) en 1856 ou 1858 contre Toulal. Elle a conduit à l'évacuation des habitants originels de Toulal et à leur départ vers Fès pour porter plainte auprès du sultan Moulay Abderrahmane ben Hicham.

• Comment le sultan Abdarrahmane ben Hicham a-t-il réagi à l'arrivée de ces expatriés dans la capitale de son royaume ?

Lorsque les habitants de Toulal arrivèrent dans la capitale de l'époque, Fès, le sultan Abderrahmane ben Hicham les accueillit, les traita avec égards, écouta leurs doléances et les installa dans la banlieue de Fès pendant un an ou deux, jusqu'à ce que les attaques des tribus Karouane et Zemmour contre Meknès s'intensifient en raison de la sécheresse et de la famine. Le sultan décida alors de les transférer à l'ouest de Meknès afin qu'ils constituent un rempart humain protégeant la ville des attaques des tribus voisines. Ils s'installèrent donc dans la banlieue ouest de Meknès, où le Makhzen leur construisit la caserne militaire de Toulal, qui devint un centre urbain voisin de Meknès.

• Comment l'exil a-t-il marqué la mémoire collective des habitants de Toulal Meknès ?

L'exil des habitants de Toulal reste présent et marque leur mémoire et leur imaginaire collectif. La nostalgie de leur patrie première est toujours très forte chez eux. C'est pourquoi ils ne manquent jamais une occasion de visiter leur ville natale. La dernière visite d'une délégation d'entre eux remonte à l'été dernier, à l'occasion de la deuxième édition de la semaine culturelle et sociale de Toulal-Guir. La blessure de leur oppression reste également gravée dans leur mémoire. Ils ont ainsi décidé d'interdire le prénom Brahim à leurs nouveau-nés, en souvenir douloureux du caïd qui les a chassés de leurs terres.